Leconte de Lisle :
Poèmes Barbares



 

DERNIèRE VISION

Tout ! tout a disparu, sans échos et sans traces,
Avec le souvenir du monde jeune et beau.
Les siècles ont scellé dans le même tombeau
L'illusion divine et la rumeur des races.

Ô soleil ! vieil ami des antiques chanteurs,
Père des bois, des blés, des fleurs et des rosées,
Éteins donc brusquement tes flammes épuisées,
Comme un feu de berger perdu sur les hauteurs.

Que tardes-tu ? La terre est desséchée et morte:
Fais comme elle, va, meurs ! Pourquoi survivre encor ?
Les globes détachés de ta ceinture d'or
Volent, poussière éparse, au vent qui les emporte.

Et, d'heure en heure aussi, vous vous engloutirez,
Ô tourbillonnements d'étoiles éperdues,
Dans l'incommensurable effroi des étendues,
Dans les gouffres muets et noirs des cieux sacrés !

Et ce sera la Nuit aveugle, la grande Ombre
Informe, dans son vide et sa stérilité,
L'abîme pacifique où gît la vanité
De ce qui fut le temps et l'espace et le nombre.


SOLVET SECLUM

Tu te tairas, ô voix sinistre des vivants!
Ce sera quand le Globe et tout ce qui l'habite,
Bloc stérile arraché de son immense orbite,
Stupide, aveugle, plein d'un dernier hurlement,
Plus lourd, plus éperdu de moment en moment,
Contre quelque univers immobile en sa force
Défoncera sa vieille et misérable écorce,
Et, laissant ruisseler par mille trous béants
Sa flamme intérieure avec ses océans,
Ira fertiliser de ses restes immondes
Les sillons de l'espace où fermentent les mondes.


Leconte de Lisle :
Poèmes Tragiques

L'ASTRE ROUGE

"Il y aura, dans l'abîme du ciel,
un grand Astre rouge nommé Sahil"
(Le Rabbî Aben-Ezra)


Sur les Continents morts, les houles léthargiques
Où le dernier frisson d'un monde a palpité
S'enflent dans le silence et dans l'immensité;
Et le rouge Sahil, du fond des nuits tragiques,
Seul flambe, et darde aux flots son oeil ensanglanté.

Par l'espace sans fin des solitudes nues,
Ce gouffre inerte, sourd, vide, au néant pareil,
Sahil, témoin suprême et lugubre soleil
Qui fait la mer plus morne et plus noires les nues,
Couve d'un oeil sanglant l'universel sommeil.

Génie, amour, douleur, désespoir, haine, envie,
Ce qu'on rêve, ce qu'on adore et ce qui ment,
Terre et Ciel, rien n'est plus de l'antique Moment.
Sur le songe oublié de l'Homme et de la Vie
L'Oeil rouge de Sahil saigne éternellement.


 

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