Un jour où nous bavardions autour d'une bonne bouteille de Bordeaux, Jean Orizet me dit : "Puisque tu es astrophysicien mais aussi poète, voudrais-tu me réunir une anthologie de poèmes inspirés par l'astronomie?" C'était peu après la publication de mon recueil Noir Soleil.
Je sentis dans sa proposition comme un défi, mêlé d'une malicieuse provocation. Il savait pertinemment combien j'avais toujours pris soin de séparer très fermement la création scientifique et la création poétique. J'avais publié mes premiers poèmes en 1980, à peu près à la même époque où je rédigeais mes premiers articles d'astrophysique. Ma poésie n'avait pourtant rien d'astronomique, même si j'usais çà et là de termes tels que "comète" ou "étoile". Le Noir Soleil du poète - solitude, mélancolie, angoisse devant la mort - n'avait rien à voir avec le Soleil Noir de l'astronome - trou noir, destin des étoiles, matière sombre -, que j'avais dépeint dans des textes de vulgarisation scientifique. Autres thèmes, autres modes d'expression. Fuyant comme la peste le mélange des genres, combien de fois n'avais-je pas été horripilé par des exclamations du type "ah, vous êtes astronome ? alors vous devez être aussi poète!" Le choix de l'inversion des termes Noir Soleil / Soleil Noir avait même été une sorte de calembour à usage privé, manifestant l'antagonisme que j'avais toujours voulu appliquer entre science et poésie.
Ce que je connaissais de la "poésie astronomique" se présentait généralement sous une forme didactique et ennuyeuse:
Les sept astres de l'Ourse et les neuf d'Orion,
Sans doute sont plus près que les faibles Hyades;
Mais près d'elles, pourquoi n'est-il que six Pléiades?[1]
ou même pire, sous forme d'envolées lyriques plaquées sur un jargon scientifique, dans lesquelles des mots grandiloquents affublés de majuscules, tels énergie, Champ, Onde, Quasar, Big Bang, étaient censés receler à eux seuls le mystère poétique du monde.
Bref, de prime abord cette proposition d'anthologie ne me séduisit guère. Mais il y avait défi, et les défis sont faits pour être relevés...
*
Au cours de mes recherches, je pénétrai dans un monde inconnu. La poésie que j'avais jusqu'alors pratiquée, la poésie que j'avais lue et goûtée à l'exclusion de toute autre, était somme toute une poésie "égotiste". La poésie égotiste n'est pas faite pour exprimer des idées ou des concepts, mais des émotions. Indifférent au monde extérieur autre que l'ego, le poète crée chez le lecteur une surprise émotionnelle, non par des rapports universels, mais par des comparaisons, des analogies, des images aperçues dans sa seule sensibilité. De valeur essentiellement personnelle, sa poésie peut toutefois atteindre à l'universel, en tant que moment totalisateur du "moi" dans le lien fugitif de l'émotion.
Or, la poésie que je découvrais n'était pas une poésie égotiste. Se nourrissant du regard interrogateur de l'homme sur l'univers, c'était une authentique poésie "philosophique", une poésie "scientifique" ou "universaliste" - peu importe l'adjectif : une poésie à l'ambition de synthèse.
Je compris enfin l'heureuse manoeuvre de mon commanditaire; il avait subtilement su me faire comprendre combien mes réticences premières n'étaient que le fruit de mon ignorance. Poésie égotiste, poésie universaliste ... Adulant la première, j'avais ignoré, sous-estimé, pire : méprisé la seconde. Cette anthologie est le fruit de ma contrition.
*
Dire que les images de la science nourrissent l'imaginaire des artistes est un
lieu commun. Il en a toujours été ainsi au cours des
siècles, mais à des degrés divers. Certaines
époques sont plus propices que d'autres aux cousinages heureux entre la
science et les diverses formes d'expression artistique[2].
A première vue cependant, la poésie est la forme d'art la plus
éloignée des objets de la science. Le peintre, l'architecte, le
sculpteur travaillent sur l'espace et sur la matière, le musicien
travaille sur le temps - des entités que manipulent chaque jour les
physiciens, et sur lesquelles ils ont des choses pertinentes à dire. Le
poète, lui, travaille sur les mots. Or, les mots sont une pure
invention humaine. L'univers ne produit pas de mots[3]. Le physicien n'a donc rien à dire
sur les mots (bien que d'éminents savants linguistes
réfléchissent sur le concept). Est-ce à dire que le
poète et le physicien ne se rejoignent jamais?
Dans une lettre à l'écrivain Villiers de l'Isle Adam[4] datée de 1866, Stéphane
Mallarmé écrit : "J'avais, à la faveur d'une grande
sensibilité, compris la corrélation intime de la Poésie
avec l'Univers, et pour qu'elle fût pure, conçu le dessein de la
sortir du Rêve et du Hasard et de la juxtaposer à la conception de
l'Univers."
A bien y réfléchir, les bouleversements de l'image du monde
apportées par les grandes découvertes scientifiques - en
particulier astronomiques - alimentent forcément l'imagination des
poètes. Devant certaines hypothèses scientifiques des mythes
anciens resurgissent, prennent soudain consistance, la sensibilité
poétique jaillit. Le véritable poète vit à
l'écoute de son époque et ne se réfugie pas de
manière passéiste dans ce qui fut. A l'instar du scientifique, le
poète est l'inventeur incessant d'un nouveau dire, d'une langue toujours
plus universelle. Le poète veut former de nouvelles Figures, non pas
écrites dans la formulation abstraite des mathématiques, mais
gravées dans la chair des mots. Le poète est un "risqueur" du
dire. Il ne peut être indifférent aux risqueurs de la connaissance
que sont les chercheurs. Ces derniers, quant à eux, ont besoin de la
fulgurance des métaphores, de la musique des mots forgée par les
poètes. Car la science ne dit pas tout. Dans L'Art
Romantique, Baudelaire déclare : "la certitude astronomique n'est
pas, aujourd'hui même, si grande que la rêverie ne puisse se loger
dans les vastes lacunes non encore explorées par la science moderne".
La poésie, c'est aussi de la recherche fondamentale. Poésie et
recherche exigent un même effort de discipline et de concentration, un
même goût de la formule concise et juste - même si pour
parvenir au but cherché, les moyens d'expression et les états
intellectuels ou émotionnels sont différents. Le véritable
chercheur sait desserrer l'étau du calcul et du raisonnement pour
s'abandonner à la rêverie, lâcher la bride à son
imagination. Dans L'art et la science[5], Victor Hugo a insisté avec une rare
intelligence sur la dualité et la complémentarité de ces
deux moyens d'expression de la pensée. Il y témoigne d'une vive
compréhension du mouvement perpétuel de la science, qui se
dépasse sans cesse en se raturant, tandis que l'art est pérenne.
Plus récemment, Gilbert Lély a défini la poésie de
la façon suivante : "A chaque interrogation du monde extérieur,
la réponse la plus rapide, la plus nettement articulée, la plus
libre, la plus dévorante". On ne saurait mieux décrire la passion
du scientifique.
*
Au-delà de ces généralités, force est de constater
qu'il y a deux sortes de poètes scientifiques : ceux qui imitent, et
ceux qui inventent. Les premiers ont engendré le courant de la
poésie dite didactique; leurs oeuvres, composées sur des
thèmes fournis par la science, exaltent les découvertes ou la
persévérance passionnée des savants. Le poète
didactique double ainsi la parole du scientifique, en se servant du langage
lyrique et de la métaphore pour tenter d'exprimer différemment
une émotion qui ne passe pas par les équations. La science
fournit en quelque sorte un "émerveillement extérieur" que le
poète se charge de transformer en émerveillement
intérieur. Il faut reconnaître qu'il n'y réussit pas
souvent, et les traités d'astronomie rédigés sous forme
lyrique en x chants ne communiquent guère le frisson. C'est la raison
pour laquelle la poésie didactique, qui a fleuri tout au long des
siècles et se perpétue aujourd'hui encore de façon plus ou
moins déguisée chez certains écrivains, est un genre
mal-aimé. Baudelaire[6] en est le plus
sévère juge: "la forme didactique [...] est la plus grande
ennemie de la véritable poésie. Raconter en vers les lois
connues, selon lesquelles se meut un monde moral ou sidéral,
c'est décrire ce qui est découvert et ce qui tombe tout entier
sous le télescope ou le compas de la science, c'est se réduire
aux devoirs de la science et empiéter sur ses fonctions, et c'est
embarrasser son langage traditionnel de l'ornement superflu, et dangereux ici,
de la rime. [...] En décrivant ce qui est, le poète se
dégrade et descend au rang de professeur."
A mon sens, la poésie didactique mérite d'être en partie
réhabilitée, parce qu'elle donne un juste reflet de
l'intégration des connaissances scientifiques dans la culture à
une époque donnée, et fournit une précieuse source
d'informations trop souvent négligée par les historiens. Cette
anthologie en donne d'intéressants exemples : Aratus, Buchanan, Delille,
Daru.
Il existe aussi des poètes inspirés, au sens haut du terme, par
les thèmes de l'espace, du temps, du cosmos, bref des poètes qui
inventent le monde, qui, par leur intuition, peuvent rejoindre la
quête du savant, et même l'anticiper de façon surprenante.
Ces poètes-là, je les appelle des rêveurs d'univers.
Leur poésie veut être la représentation la plus
étendue et la plus intense de "cette réalité constamment
vivante, constamment changeante, aux diverses parties liées intimement
et qui se pénètrent mutuellement" (Henri Poincaré).
Baudelaire en fait un bel éloge : "S'abandonner à toutes les
rêveries suggérées par le spectacle infini de la vie sur la
terre et dans les cieux, est le droit légitime du premier venu,
conséquemment du poète, à qui il est accordé alors
de traduire, dans un langage magnifique, autre que la prose et la musique, les
conjectures éternelles de la curieuse humanité. En racontant le
possible, (le poète) reste fidèle à sa fonction; il est
une âme collective qui interroge, qui pleure, qui espère, et qui
devine quelquefois."
Le rêveur d'univers, riche de son acquis en tous les domaines du savoir,
riche aussi de ses lacunes et de ses doutes, de son intuition
étrangement devineresse, se crée une compréhension
équilibrée et synthétique du monde. Il pèse et il
pense les matériaux du monde que lui apportent les sciences et les
complète d'intuition, il en trouve les secrètes résonances
unitaires. De certaines "vérités" sur l'univers, pourquoi des
poètes ne seraient-ils pas mystérieusement avertis tout autant
qu'un physicien du XXe siècle ?
Un exemple fameux d'intuition devineresse est celui d'Edgar Poe. Dans un texte
prémonitoire de 1848 intitulé Eurêka, le
poète et écrivain américain a résolu pour la
première fois une énigme scientifique, celle du noir de la nuit[7]. Certes, ce texte ne se présente pas
sous la forme classique d'un poème, mais d'un essai. Voici pourtant ce
qu'en dit Edgar Poe dans la préface : "C'est simplement comme
Poème que je désire que cet ouvrage soit jugé, alors que
je ne serai plus". Puis, dans une lettre de février 1848, il ajoute :
"Ce que j'ai exposé révolutionnera (avec le temps) le monde de la
science physique et métaphysique. Je le dis avec calme, mais je le dis"!
Sur ce point, Poe a fait preuve de quelque mégalomanie. Les savants ne
s'inspirent jamais des poètes pour élaborer leurs
théories, et ce n'est qu'à posteriori que l'on s'aperçoit
que parfois, le poète a précédé le savant...
*
Il est remarquable de constater que les deux genres de "poésie
scientifique" dont je viens de parler en termes très
généraux ont été fondés par un seul et
même poète, l'un des pères mythiques de toute la
littérature occidentale : Hésiode[8]. Dès le VIIIe siècle avant
Jésus-Christ, Hésiode a en effet conçu Les Travaux et
les Jours, un recueil de conseils didactiques sur l'agriculture
fondés sur l'observation astronomique et météorologique
(procédé qui sera notamment repris par Virgile dans ses
Georgiques). Hésiode est d'autre part l'auteur d'une
Théogonie, où il use cette fois de son intuition
poétique et de son expérience intérieure pour
rêver l'Origine de l'Univers.
Ce n'est pas ici le lieu de retracer l'histoire de la poésie
scientifique[9]. Chacun des thèmes que
j'ai sélectionnés pour cette anthologie comporte un
préambule, dans lequel j'ai voulu mettre en perspective historique
l'évolution des connaissances scientifiques et l'usage qu'en ont fait
les poètes. Ces thèmes sont au nombre de douze. Aucun rapport
avec les signes du zodiaque des astrologues ... Palingène, poète
astronomique devant l'éternel, avait déjà divisé
son livre en douze chapitres portant le nom de chacune des maisons du Soleil
dans les constellations du Zodiaque. Mais, pavé dans la mare des
astrologues, les maisons du soleil sont au nombre de treize[10] ! Les
thèmes que j'ai choisis sont, me semble-t-il, ceux qui ont
été les plus féconds pour l'imaginaire des poètes
et des savants. Le mystère de la nuit, les abîmes de grandeur
dévoilés par le télescope, l'harmonie cachée des
lois naturelles, la vie renaissante et diverse sont des sujets universels.
D'autres plus directement issus des avancées astronomiques ont aussi
orienté l'inspiration des poètes. S'ils ont jadis
rêvé sur l'attraction universelle et la nébuleuse
primitive, aujourd'hui le big bang, les trous noirs ou la conquête
spatiale leur ouvrent de nouveaux champs poétiques. Toutefois, les
poètes du XXe siècle n'ont pas (encore?) réagi de
façon aussi neuve qu'on pourrait croire aux deux révolutions
scientifiques majeures que sont la relativité et la mécanique
quantique. Les diverses façons de rêver l'univers se
ramènent en effet à quelques vues archaïques,
remarquablement analysées par Gaston Bachelard et par sa disciple
Hélène Tuzet - dont la remarquable étude Cosmos et
Imagination a beaucoup alimenté cette anthologie.
Faute de place, bien des textes ont été tronqués.
Plutôt qu'un exercice exhaustif, et plus qu'une lecture
d'agrément, cette anthologie est donc une invitation à une
lecture de complément - même si certains textes ne sont plus
disponibles qu'à la Réserve de la Bibliothèque Nationale!
De nombreuses autres oeuvres, certaines dues à des auteurs
déjà cités, les autres à des auteurs non
cités, seraient largement dignes de figurer dans l'anthologie. Leur
absence appelle soit un second tome, soit, dans certains cas, une traduction en
français[11].
Quoi qu'il en soit, le genre anthologique s'accommodant mal d'une lecture
continue, ce livre doit être dégusté à petite dose.
Il parviendra à son but si le lecteur en ressort convaincu que Dante
Alighieri, John Donne, Victor Hugo, Jean-Paul Richter, Raymond Queneau et bien
d'autres ont démenti Platon. Lui-même grand poète du
cosmos, il s'était exclamé dans Phèdre : "L'espace
qui s'étend au-dessus du ciel n'a pas encore été
chanté par aucun des poètes d'ici-bas et ne sera jamais
chanté dignement".
*
Notes
[1] Ces vers et quelques centaines d'autres du même
acabit sont de Paul-Philippe Gudin de la Brunellerie, qui a commis en 1810 un
traité d'astronomie en alexandrins. Vous en retrouverez dans cette
anthologie.Retour texte
[2] Parmi les époques d'ouverture, la Renaissance est l'exemple le plus
fameux ; parmi les époques de fermeture figure le XVIIe siècle,
dont la tendance générale en matière artistique a conduit
à un certain rejet de la nouveauté.Retour texte
[3] Notons que dans certaines traditions, c'est le mot, le "Verbe", qui est
à l'origine de l'univers!Retour texte
[4] Auteur notamment d'un passionnant roman d'anticipation intitulé "L'Eve
future", dont le célèbre film "Metropolis" de Fritz Lang s'est
inspiré.Retour texte
[5] Chapitre III de son "William Shakespeare", 1864. Réédité
en opuscule séparé chez Actes Sud, 1985.Retour texte
[6] L'Art Romantique : Victor Hugo.Retour texte
[7] Je renvoie le lecteur au thème "Nocturne" pour plus d'explications.Retour texte
[8] Dont les oeuvres, transmises par la tradition orale, n'ont été
transcrites que plus tard sous forme écrite.Retour texte
[9] Un savant travail reste à faire sur le sujet. Pour le lecteur
intéressé, voici une bibliographie d'approche : R.Ghil : La
tradition de Poésie Scientifique, Paris, Société
Littéraire de France, 1920 ; A. Fusil : La poésie scientifique
de 1750 à nos jours, Editions Scientifica, Paris 1928 ; G. Bachelard
: La Poétique de l'espace (1957); A.-M. Schmidt : La
poésie scientifique en France au XVIe siècle (Rencontre,
1970) ; L. Boia : L'exploration imaginaire de l'espace,
Découverte, 1987, et La fin du monde, Découverte 1989; et
surtout H. Tuzet : Cosmos et Imagination (Corti, 1965).Retour texte
[10] Entre le 29 novembre et le 13 décembre, le Soleil passe du Scorpion
au Sagittaire en transitant par Ophiucus, qui ne figure pas dans le Zodiaque.Retour texte
[11] Voici un aperçu non exhaustif de grands "manquants" : R. Blackmore
(Creation, 1712) ; Robert Burton (Anatomy of Melancholy, 1638) ; Joseph Du
Chesne (La Morocosmie, 1583) ; Athanasius Kircher (Iter Exstaticum coeleste,
1657) ; Emerson (Poems, 1850) ; Arturo Graf (Medusa, 1880) ; Marullus (Hymnes
Naturels, 1492) ; Pontano (Urania, 1506); Tasso (Les sept journées de la
création du monde 1592) ; Thomas Traherne (Insatiableness) ; Tristan
Tzara (Deuxième aventure céleste de Monsieur Antipyrine, 1938) ;
John Updike (Sept Odes à des Processus Naturels, 1988); Kenneth White
(Le poète cosmographe)...Retour texte
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