LE BATON D’EUCLIDE :
Extrait

Les insolences d'Euclide

On ne sait que peu de choses sur la vie d’Euclide. Sans doute fut-elle brève, et rares sont ceux qui se flattèrent de l’avoir connu. Pourtant, son œuvre fut prodigieuse et considérable. Trois armoires ne suffisent pas à la contenir. Ainsi, ce fut un jeune homme comme les autres qui se présenta devant l’adjoint direct de Démétrios, le grammairien Zénodote d’Éphèse, premier bibliothécaire à en porter officiellement le titre. En effet, Démétrios avait en charge tout le Musée, qui ne contenait pas que la Bibliothèque. Tout autour de l’agora centrale, il avait fait aménager pour les pensionnaires une promenade, des sièges sous les ombrages, une grande salle à manger circulaire. Les médecins, sous la direction du grand Hérophile, disposaient de salles spéciales pour les dissections. Il y avait aussi un zoo et un jardin botanique, avec vocation de rassembler tous les animaux et toutes les plantes du monde, à l’imitation des livres.

Pour tout bagage, Euclide transportait dans un sac les trois premiers livres de son ouvrage intitulé Les Éléments et qui traitait de géométrie. Il se recommandait auprès du bibliothécaire de son aïeul Euclide de Mégare, qui fut de l’Académie de Platon. Recommandation inutile, car sa seule qualité de géomètre aurait suffi à lui ouvrir les portes du Musée. On en était aux débuts de la constitution du fonds de la Bibliothèque. Tout naturellement, Démétrios avait appelé à son aide des hommes qu’il connaissait, grammairiens, philosophes, poètes, tout droit sortis du Lycée ou de l’Académie d’Athènes. De son côté, Ptolémée était préoccupé surtout d’asseoir sa dynastie et de la légitimer. Aussi, incitait-il les savants qu’il employait à orienter leurs recherches vers l’histoire, les épopées et mythes fondateurs des peuples, les religions du monde, Homère, Zoroastre, Gilgamesh ou… la Bible, comme te l’a raconté Rhazès. Le roi lui-même n’écrivait-il pas une Histoire d’Alexandre, tandis que Démétrios s’attaquait, avec l’aide de Zénodote, à un Sur l’Iliade ? Quant à Callimaque, le poète cyrénéen, il entreprenait une Divination de la reine Arsinoé d’Égypte. Et le disciple de ce grand poète, Apollonios de Rhodes, se lançait dans une épopée : Les Argonautiques.

Tous ressentaient que le Musée n’atteindrait pas ses fins universelles s’il se contentait de poésie, de religion, de philosophie, de langues et de littérature. Ils auraient bien écrit au fronton de la Bibliothèque la même devise que celle du Lycée de Platon : " Nul n’entrera ici s’il n’est géomètre. "

Et en guise de premier géomètre, Zénodote n’avait devant lui ce jour-là qu’un long jeune homme nonchalant qui lui demandait tout simplement de travailler ici avec le même salaire, le même logis et les mêmes avantages que les doctes penseurs à barbe blanche déambulant des heures autour du péripate. Bien sûr, le bibliothécaire expliqua à Euclide la nécessité de réunir un comité des sages, afin de prendre d’abord connaissance de ses Éléments, d’en débattre et de lui faire passer ensuite un examen. Non sans désinvolture, Euclide répondit qu’il profiterait de ce temps pour aller étudier la structure des Pyramides.

Les lecteurs et juges de l’ouvrage qu’il leur avait abandonné avant de partir le long du Nil furent stupéfiés par la rigueur et l’ascèse du travail du jeune homme. Ils s’attendaient à des élucubrations mystiques, prophétiques et ésotériques sur les formes et sur les nombres, à la manière des pythagoriciens qui sévissaient en ce temps-là. Au contraire, systématiquement, tout était démontré, développé jusqu’à devenir limpide, beau, harmonieux comme une musique divine. Ils convoquèrent donc un Euclide que le soleil de Gizeh avait tanné.

– Puisque tu reviens de contempler ces Merveilles du monde, ces géométries parfaites que sont les Pyramides, demanda Ptolémée, peux-tu confirmer les propos de ceux qui disent que Pythagore en fut l’architecte ?

– Je l’ignore complètement, roi, et pour t’avouer la vérité, cette question ne me préoccupe pas. Sur place, je n’ai pu constater qu’une chose. Les anciens pharaons avaient fait appel à d’admirables géomètres pour élever ces monuments. Puisses-tu en faire de même pour atteindre à leur gloire !

À cette répartie insolente, on entendit quelques murmures de réprobation dans l’assemblée.

– Tu sais pourtant bien, jeune homme, dit Démétrios, que Pythagore écrivait que le triangle est le principe de toute génération et de la forme de toutes les choses engendrées. Or, que sont ces pyramides sinon un assemblage de triangles ?

– Je l’ai ouï dire, mais j’ignorais — à mon âge, j’ignore encore beaucoup de choses — qu’il existât des traces écrites de sa pensée. Ce que je sais, en revanche, c’est que les triangles pythagoriciens n’ont rien à voir avec ceux qui composent les quatre faces de la Pyramide. La figure sacrée des Égyptiens était un triangle rectangle qu’ils estimaient parfait, donc sacré. Parfait parce qu’il était unique. Leurs arpenteurs avaient trouvé un moyen fort habile pour obtenir l’angle droit. Avec un long cordeau, ils faisaient des nœuds à distance régulière. Avec les longueurs Trois, Quatre et Cinq, ils formaient le seul triangle rectangle dont les côtés soient une série arithmétique. Les prêtres s’en emparèrent et déclarèrent que la ligne verticale, celle de Trois, était le principe géniteur Osiris ; la ligne de base, le Quatre, le principe concepteur Isis ; et l’hypoténuse, le Cinq, la naissance, Horus. Il est possible que Pythagore, visitant l’Égypte, découvrît, grâce à cette figure considérée comme sacrée, son fameux théorème. Je ne vous l’énoncerai pas, vous le connaissez autant que moi.

La démonstration d’Euclide avait laissé ses juges pantois, d’autant que certains d’entre eux n’avaient pas tout saisi. Démétrios demanda :

– Tu nous affirmes donc que tu n’as retrouvé nulle part, dans les Pyramides, ce triangle sacré ?

– Je n’affirme rien du tout, car je ne l’ai pas cherché. Je ne suis qu’un médiocre architecte, mais il me semble que ces monuments n’auraient pas résisté longtemps au sable du désert s’ils avaient été érigés selon cette figure. Un théologien ou un philosophe pourrait consacrer ses loisirs à cela. Il trouverait certainement ce fameux triangle au prix de quelques contorsions…

Et le géomètre ponctua son propos d’un sourire malicieux qui en agaça plus d’un. Euclide poursuivit :

– Quant à moi, je ne me soucie pas de la symbolique des nombres ou des figures. Que le Quatre soit principe féminin ou le cercle représentation de la face d’Apollon me semblent de vaines propositions, puisqu’elles ne sont pas démontrables. La beauté et l’utilité des mathématiques sont ailleurs. Que les prêtres et les philosophes s’amusent avec elles, ma foi, c’est leur affaire. Pour ma part, j’en veux faire le meilleur outil pour les architectes, les arpenteurs, les mécaniciens et les astronomes.

Certains membres du jury, notoires pythagoriciens, se mirent à gronder. Euclide perçut qu’il était allé trop loin et que ce ne serait pas de cette manière qu’il obtiendrait son intronisation dans le Musée. Il se fit plus humble :

– Pardonnez la fougue de ma jeunesse. Cette ébauche des Éléments dont vous avez pris connaissance doit tout aux philosophes, et au plus grand d’entre eux, Aristote. Sans sa méthode du syllogisme, je ne serais rien, je ne saurais rien, je n’aurais rien découvert.

– Attention, jeune homme, prévint Démétrios, tu t’aventures là sur un terrain où j’ai quelques connaissances. Il te faudra être convaincant. Prenons le plus simple et le plus célèbre de ces syllogismes : " Tout homme est mortel, Socrate est homme, donc Socrate est mortel ". En quoi ta géométrie a-t-elle à voir avec cela ?

– Elle a à voir dans son majeur : " tout homme est mortel ", affirmation indémontrable, sinon en répertoriant toutes les généalogies depuis la naissance du premier être humain, ce qui est impossible. Mais même le plus sot d’entre les sots peut en voir l’évidence et la réalité. Je vous propose à mon tour un majeur, un postulat : " Par un point situé hors d’une droite, on ne peut mener qu’une parallèle à cette droite ". En êtes-vous d’accord ?

Euclide répéta, et les membres du jury se plongèrent dans une intense réflexion. Certains s’enfouirent le visage dans leurs mains, d’autres se tapotèrent le menton avec l’index, d’autres encore tracèrent du doigt sur la table d’invisibles figures. Le roi, lui, leva les yeux au ciel, ses lèvres remuèrent sans émettre un son. Enfin, il dit :

– Tu as raison. C’est évident. Et pourtant cela est pour moi une découverte, une révélation.

– Révélation, non pas, roi, car tu as déjà lu cette phrase, au début de mes Éléments. Et tu n’y as pas fait attention, tellement cela te paraissait évident. Un peu comme si tu avais lu " tout homme est mortel " au milieu d’un livre de philosophie. Cette phrase aurait glissé sous ton regard sans l’accrocher, une phrase sans importance. Ce qui est important, c’est que Socrate fut un homme, et simplement un homme. Tel est l’essentiel.

Et Euclide s’enflamma. Partant d’un point et déployant les dimensions, il construisit tout un univers de formes parfaites. Il devint bâtisseur de monuments magnifiques, arpenteur des étoiles. Des nombres qu’il chantait s’éleva la plus harmonieuse des musiques. Aucun dieu n’interférait dans son chant. Son hymne géométrique était dédié aux hommes, et non à l’Olympe.

Ptolémée, envoûté, resta longtemps silencieux après qu’Euclide eut fini son exposé. Enfin, il dit seulement :

Sois le bienvenu au Musée !

On ne sait combien d’années Euclide resta à Alexandrie. Très vite, sa réputation fut telle qu’on accourut de partout pour assister à ses cours, et l’on peut dire que tout ce que l’époque comptait de mathématiciens, d’astronomes et d’ingénieurs devinrent ses disciples. Cela ne l’empêcha pas, au contraire, de poursuivre son œuvre et d’accumuler découverte sur découverte. Il fit aménager un dôme au-dessus de la salle à manger du Musée, avec un observatoire sur la terrasse supérieure.

Mais Euclide avait pour habitude de donner sa leçon sur la plage, au-dessous des murailles du quartier des palais. D’un gros bâton droit et long, il traçait des figures sur le sable, devant ses élèves accroupis. Il le maniait avec tant de virtuosité qu’on eût dit que c’était le bâton seul qui, d’un mouvement souple, inventait ces formes rigoureuses. Comme un de ses élèves fortunés lui demandait à quoi pouvaient servir ses leçons, Euclide se tourna dédaigneusement vers un de ses esclaves : " Donnes-lui une pièce de monnaie, puisqu’il doit gagner quelque chose au moyen de ce qu’il apprend ".

Le roi assistait volontiers à ces cours, familièrement assis parmi les auditeurs. Ce jour-là, pourtant, Ptolémée paraissait soucieux. Comme un bon élève, il leva le doigt et dit :

– Je viens de lire ton cinquième livre des Éléments. Il est sans doute fort beau, mais je n’ai rien compris. N’y a-t-il pas un chemin plus court pour définir la notion de rapport ?

– Il n’est pas dans les sciences de voie directe réservée aux rois, répliqua Euclide qui reprit son bâton et poursuivit son cours.

Je connais bien des monarques, Amrou, et même des califes, qui n’auraient pu tolérer pareille insolence. Des monarques et des califes qui refuseraient d’admettre que devant les sciences et les lois de la nature, ils sont égaux aux autres hommes, et parfois même plus petits. Alors, plutôt que de s’incliner devant cette grande vérité, ils la brûlent. Ptolémée n’était pas de ceux-là.

Le roi mourut peu de temps après. Le fils qu’il avait eu de Bérénice lui succéda sous le nom de Philadelphe, et poursuivit son œuvre. Démétrios tenta de lui opposer son frère aîné, le rejeton d’Eurydice, dont il avait été le précepteur. Mais ses intrigues furent vaines. Le fondateur du Musée fut tué peu après par la morsure d’un serpent. Certains prétendent que le reptile ne pénétra pas tout seul dans sa chambre…

Les premières années de Ptolémée II Philadelphe furent plutôt celles du règne d’Euclide, du moins dans le Musée. Venus de la Grèce entière, les savants, jeunes et vieux, restaient à Alexandrie. Athènes, qui avait été des siècles durant au centre du monde des mathématiques et de l’astronomie, déclina devant les feux qui illuminaient désormais l’Égypte. Des feux qui ne devaient plus s’éteindre avant longtemps et couvaient encore sous la cendre, jusqu’à ton arrivée, Amrou.

Puis un jour, Euclide s’en fut, on ignore pour quelle destination. Il voulait continuer son œuvre dans la solitude, loin de ce chaudron bouillonnant qu’était devenu, grâce à lui, le Musée, toujours empli de grandes controverses et de petites jalousies, de fêtes splendides de l’esprit et de la science, mais aussi de complots mesquins. Il estimait avoir transmis son savoir à suffisamment d’hommes de grande valeur. Mais il considérait surtout avoir atteint l’objectif qu’il s’était fixé en affrontant à son arrivée, ce vénérable jury d’aristotéliciens : que la géométrie soit affaire de géomètres, l’astronomie, d’astronomes, la mécanique, d’ingénieurs. Que, dans le domaine des sciences naturelles, l’observation physique prenne toujours le pas sur la spéculation philosophique ; et l’expérience sur la controverse théologique. Il laissa une quantité considérable de ses écrits à la Bibliothèque, qui n’étaient pas tous de géométrie pure. Je te ferai lire, Amrou, si tu en as la patience, son Introduction à l’Astronomie, elle est limpide comme l’eau d’une source. Ailleurs, il parle de l’optique ; ailleurs encore, de la fabrication d’objets aidant au travail des hommes, ailleurs enfin une Introduction harmonique. Tu y entendras les plus belles des musiques, sans que joue le moindre instrument.

Euclide disparut donc d’Alexandrie, mais avant, il légua son bâton à celui qu’il considérait comme le plus audacieux et le meilleur de ses disciples, un astronome ressemblant fort au jeune homme insolent qui avait affronté, bien des années plus tôt, Démétrios et Ptolémée Sôter : un certain Aristarque de Samos.