Cartes blanches à ...

Jean-Pierre Luminet / Poète de l'univers

Entretien paru dans Poésie 99, numéro 78, p. 87-93 (juin 89)


Jean-Pierre Luminet, directeur de recherches au CNRS, est spécialiste d'astrophysique relativiste et de cosmologie (1) à l'Observatoire de Paris- Meudon. Il est aussi poète (2) et grand lecteur de poésie, interrogeant dans sa propre création comme chez les << rêveurs d'univers >> de tous les temps les voies insoupçonnées de l'imagination créatrice. En marge de ses propres recueils, il a publié en 1996, aux éditions du Cherche Midi, une anthologie, Les Poètes et l'Univers, qui témoigne de sa singulière et << primitive passion >>. Il nous en livre ici les clefs.

(1). Auteur notamment de Les trous noirs (Le Seuil, 1992) et Figures du ciel (Le seuil, 1998),

(2). Plusieurs recueils dont Noir Soleil (1993, Le Cherche Midi). Un roman, Le rendez vous de Vénus, chez J.-C. Lattès.


Poésie 99: Jean-Pierre Luminet, vous êtes poète mais le grand public vous connaît surtout pour vos travaux d'astrophysicien, notamment sur les trous noirs. Quand on veut amorcer un débat entre poésie et science, c'est le mathématicien plutôt que le représentant des sciences exactes qui semble l'interlocuteur privilégié. Comment percevez- vous cette situation ?

Jean- Pierre Luminet: Jacques Peletier du Mans, au XVIe siècle, répondait déjà, en poète, dans une brève satire, À ceux qui blâment les mathématiques. On ne peut certes que souligner les relations privilégiées du poète avec le mathématicien (et le musicien d'ailleurs également). Il s'agit là de pratiques où la question du langage est déterminante, la recherche notamment d'une économie maximale au service de l'expression la plus forte. Il s'agit toujours de ramasser, de condenser une formulation, de trouver la <<formule >>, l'algorithme en quelque sorte. En mathématiques comme en poésie, la forme et le fond sont indissociables. C'est par là sans doute que le poème se différencie de la prose. La vérité du poème se joue là, même si elle enferme, comme en mathématiques d'ailleurs, sa part d'inconnu.
 

P. 99: Yves Bonnefoy - qui a une formation mathématique- parle quelque part de cet effort de limpidité qui l'anime lorsqu'il écrit et qu'il compare à une équation que l'on réduirait à sa <<forme canonique>>, qui contient toujours 1'inconnue.
 

J.- P. L.: J'ai toujours, pour ma part, le sentiment quand j'écris un poème, d'un noyau qu'il s'agit de désintégrer, de fissurer. D'une unité qui en se désintégrant engendre une multiplicité, un foisonnement de sens possibles.

P. 99: C'est là un langage de physicien plus que de mathématicien...
 

J.- P. L.: J'ai commencé par faire des études de mathématiques, jusqu'à la maîtrise. Mais le fait de m'engager dans les recherches en physique a largement influencé ma démarche de poète. Avec le recul, je m'aperçois que l'évolution de ma poésie est liée à ce choix. Avant les années 80, ma poésie était linéaire. Je jouais moins avec la polysémie du texte. Mon poème était, en somme, peu spatial. En même temps je refusais de voir des liens entre le poète et le scientifique en moi. Je me méfiais - et je me méfie toujours aujourd'hui - des amalgames, des confusions hâtives, des glissements conceptuels qui ne servent ni les sciences ni la poésie. La physique et l'astrophysique, ma passion pour les univers chiffonnés, les trous noirs enfantés par la géométrie non euclidienne et la gravitation relativiste, j'en retrouve la présence active dans mon écriture depuis ces années 80, dans ma découverte et mon exploration des propriétés, des virtualités spatiales du poème.
 

P. 99: C'était là rompre avec toute une conception de la poésie considérée comme un art du temps (on pense ici à la fameuse opposition classique établie par Lessing entre poésie et peinture, art du temps et art de l'espace).
 

J.- P. L.: J'ai toujours pensé que l'espace était plus riche que le temps réduit à deux modalités expressives: linéaire et circulaire. Même dans le domaine musical où le temps est si déterminant, je suis sensible à l'espace, l'expansion spatiale du son autant que sa notation dans l'architecture de certaines partitions. Je suis fasciné par des oeuvres comme les Archipelsde mon ami André Boucourechliev, mais aussi par ces blocs de notes qui composent sur le papier comme les îles d'un archipel en effet. Quant à l'espace du poème, de mon poème, je le conçois comme un espace topologique.
J'aime découvrir - chez Mallarmé par exemple - des poèmes qui présentent une riche expression spatiale et peuvent être pénétrés de multiples façons, d'une manière que connaît bien la topologie qui classe les espaces en fonction de leur forme globale et les déduit les uns des autres par déformation continue.
 

P. 99: Ne peut-on faire là également une expérience du sens, du sentiment de totalité, d'unité qui implique une perception proprement poétique de l'univers ? Valéry demandait au poème qu'il lui procurât une << sensation d'univers >>.
 

J.- P. L.: Il est certain que cette sensation de totalité est première, qu'elle est à l'origine de mon émotion poétique comme de cette passion aussi que j'ai conçue pour la cosmologie. C'est d'ailleurs cette intuition du tout qui empêche encore celle-ci, aux yeux de certains, d'accéder au statut de science, en vertu du réquisit selon lequel il ne peut y avoir de science du Tout. Même si, on le sait, il n'existe pas de bonne définition de l'univers, on ne peut s'empêcher d'interroger son sens. Le sens nous déborde plus qu'il nous échappe.
 

P. 99: Cette sensation d'univers à l'origine de votre double démarche d'astrophysicien et de poète, pouvez- vous l'évoquer plus précisément ? N'a- t- elle pas pris, par exemple, un jour le visage d'une émotion déterminante, et que vous considérez encore aujourd'hui comme telle ?
 

J.- P. L.: J'étais à Cavaillon, j'avais une quinzaine d'années. Je venais de lire une encyclopédie d'astronomie publiée chez Bordas, d'une grande aridité de présentation quand, soudain, à la dernière page de l'ouvrage où se trouvait résumé un exposé de la Relativité Générale, et notamment de l'idée d'espace courbe, je suis tombé sur cette phrase qui m'a stupéfait: << L'espace a ici la forme d'un mollusque. >> Plus tard, j'ai étudié en mathémathiques les grilles de coordonnées souples du << mollusque de Gauss >>. Mais je crois pouvoir dire aujourd'hui que cette phrase a peut- être décidé de ma vocation de chercheur. Dans le fond, c'est pour expliciter les courbes et les bosses de ce mollusque que j'ai entrepris mes travaux sur les trous noirs et ces univers chiffonnés peuplés de galaxies et d'images fantômes. Oui, ma sensation d'univers m'aura été donnée par ce mollusque d'espace- temps.
 

P. 99: Dans votre anthologie Les poètes et l'Univers, vous consacrez un chapitre à << L'appel de l'infini >>. Comment réagissez- vous à ce mot de Bachelard: <<On ne vit pas dans l'infini parce qu'on n'y est pas chez soi. >> ?
 

J.- P. L.: Je ne crois pas partager ce sentiment, même si je comprends qu'on puisse l'éprouver. Cette relation inquiète à l'univers, cette appréhension négative de l'infini ne sont pas nouvelles. Elles sont toujours contemporaines de l'effondrement d'une image unifiée, harmonieuse du cosmos. Je pense au retentissement d'une telle situation dans la poésie d'un John Donne, par exemple, à son << Anatomie du monde >> dans le Premier Anniversaire, à cet émiettement infini du monde << retournant à l'état des atomes >> dont il s'inquiète. Mais je pourrais évoquer aussi Laforgue qui vit pourtant à une époque où la conception d'un espace infini s'est imposée, mais qui, par une projection cosmique de son mal- être personnel, s'alarme d'une souffrance à proportion infinie.
Je comprends cela mais je me sens plus proche des poètes de la plénitude infinie (et non de l'espace vide et mort de Newton): Whitman, les Romantiques allemands, Jean-Paul Richter en particulier, à qui le voyage dans un univers infini inspira La Comète,un chef- d'oeuvre de spontanéité créatrice. Sans doute peut- on distinguer deux types de sensibilité poétique, l'une réceptive à la totalité finie, l'autre à la fragmentation, aux flux des choses: Parménide et Héraclite que j'aimerais réconcilier. Car - est-ce parce que ma formation mathématique précéda ma formation de physicien ? - je me sens à l'aise dans ma maison infinie, pour répondre à Bachelard. Je fabrique des modèles d'univers chiffonnés qui sont finis mais qui donnent cependant l'illusion d'être infinis; tandis que dans mes poèmes je tente d'édifier, comme Claudel, ma <<maison fermée >>, mais une maison où l'infini pourrait rentrer, lavé du mépris inquiet où le tenait le poète des Cinq Grandes Odes.
 

P. 99: Votre prochain recueil à paraître bientôt aux éditions du Cherche Midi s'intitule Itinéraire céleste. Comment situez- vous ce dernier livre dans l'<< itinéraire >>, précisément, qui a été le vôtre en poésie jusqu'à présent ?
 

J.- P. L.: Il n'y aura rien de mystique dans mon Itinéraire céleste.J'y verrais plutôt la fin de la schizophrénie volontaire et têtue que je m'étais jusqu'alors imposée, et qui me faisait considérer les deux pôles intellectuels de ma créativité - science et poésie - comme parfaitement étrangers 1'un à l'autre, voire antagonistes. Mes précédents recueils exprimaient la pure émotion individuelle, perçue dans ma seule sensibilité et sans référent extérieur. Mon prochain recueil mettra l'inépuisable flux et reflux de l'espace intérieur en résonance poétique avec celui de l'espace cosmique. Nul apaisement: harmonie et désordre continueront de se partager ces espaces. Mais l'itinéraire céleste sera celui de mon imaginaire poétique s'envolant vers une forme élargie de l'expression littéraire.
 
 

Meudon, mai 1999, propos recueillis par Pierre Dubrunquez


La douceur de la danse est passée.
 

Danse silencieuse
Ivresse du mouvement circulaire, légèrement embarrassée par les irrégularités célestes.
Le moins chaud tourne autour du plus chaud, à juste distance.

L'apanage des êtres vivants est le mouvement volontaire Et l'irruption est un bris de clôture.
 

L'espace est plein comme une petite chambre.
Aussi loin qu'il porte, nous trouvons des soleils
et toute sensation excitée, les membres de nos corps animaux
    se mouvant le long des filaments solides de nos nerfs...

Ces rapprochements sans heurts, ces noeuds dénoués, cette confusion aussitôt démêlée...
d'autres glissements se produisent
et nos nuits rayonnent d'une splendeur inconnue

Ce qui semble noir, muet, se comble de son et de clarté.
La lumière forme avec tes mèches des rets infinis, qui lient toutes
    les parties de mon univers et les désirs en sont les noeuds.

Riche en corps noirs invisibles, feutrée de nébuleuses obscures qui
   absorbent l'excès de mes rayons
ta ténèbre est féconde
Son eau noire, du sépulcre dissous
vagues lourdes et suffocantes
corps plus pâle que tous les ors imaginables

Le vide est un creux psychologique
 

Unité indéfiniment rompue par une dispersion nouvelle.
Était- ce un soleil de feu ? Non, un globe obscur, terraqué
   mais environné d'un éther raffiné
 

Le corps est donc obscur.
Pour une raison logique les petits corps obscurs tournent autour des étoiles.
Voilà ce qui détermine les courbes et les formes

L'attraction n'est pas une loi d'amour: c'est une chaîne.
Rotation, perpétuel recommencement

La lumière visible elle aussi est un trou
une faille
une diminution de quelque chose d'autre.
 

Et moi si joyeusement accueilli par ces gemmes de lumière vivante
qui forment couronne autour de toi

demeure un étranger dans ton espace.
 
 

poème extrait de Itinéraire cé/este, à paraître aux éditions du Cherche Midi


Jean- Paul Richter

La plus haute pensée humaine

extrait
 

Nous sommes à genoux ici, sur cette petite terre, devant l'Immensité,
devant le monde incommensurable qui est au- dessus de nous,
devant le cercle lumineux de l'Espace.

Élève ton esprit, et pense ce que je vois.

Tu entends le vent d'orage qui chasse les nuages autour de la terre

Mais tu n'entends pas le vent d'orage qui chasse les terres autour du soleil,
ni le plus grand qui souffle derrière les soleils, et les mène autour
d'un Tout caché qui gît dans l'abîme avec des flammes solaires.

Quitte la terre, monte dans l'éther vide: plane alors, et vois la terre
devenir une montagne flottante, et joue autour du soleil avec
six autres poussières de soleil;

Des montagnes voyageuses, que suivent des collines, passent devant toi,
et montent et descendent devant la lumière solaire.

Puis regarde, tout autour de toi, la voûte sphérique, parcourue d'éclairs,
lointaine, faite de soleils cristallisés, à travers les fentes de laquelle la nuit infinie regarde,
et dans la nuit est suspendue la voûte étincelante.
 

Tu peux voler durant des siècles sans atteindre le dernier soleil
et parvenir, au- delà, à la grande nuit.

Tu fermes les yeux, et te lances en pensée par- delà l'abîme
et par delà tout ce qui est visible
 

Et, lorsque tu les rouvres, de nouveaux torrents, dont les vagues lumineuses sont des soleils,
dont les gouttes sombres sont des terres, t'environnent, montent et descendent,
et de nouvelles séries de soleils sont face à face, à l'orient et à l'occident,
et la roue de feu d'une nouvelle Voie Lactée tourne dans le fleuve du Temps.
 
 

Traduction de Albert Béguin.
Texte reproduit dans les Poètes et l'Univers,le Cherche Midi éditeur.