Les mondes meurent, puisqu'ils vivent. On peut répartir sommairement les genres de mort céleste en trois groupes : la désintégration (un astre vole en éclats sous l'effet d'un choc, ou tombe en poussière en perdant sa cohésion), la mort lente (liée à l'envahissement des ténèbres, aux rêves d'immobilité et de pétrification) et l'embrasement par le feu (symétrique de la noyade par Déluge). Au cours de l'histoire parallèle entre l'imagination et la modélisation scientifique, ces trois genres de mort ont eu plus ou moins de faveur. Parlant à l'inconscient, réveillant les désirs obscurs, ranimant les vieux mythes, ils se sont révélés d'une grande fécondité poétique.
La classification des apocalypses célestes n'est pas aussi simple, dans la mesure où il faut faire entrer de nouvelles distinctions sur l'ampleur de la catastrophe. S'agit-il d'une fin totale, ou seulement de catastrophes limitées ? D'une mort définitive, ou préludant à une renaissance? Les données de l'astrophysique moderne sont venues enrichir, sans toutefois apporter de modification majeure, ces données de l'imaginaire. Elles s'emploient à décrire - parfois avec une sombre joie mêlée de sadisme - les apocalypses selon des degrés ascendants. D'abord l'extinction de l'espèce humaine, simple péripétie dans l'extinction de toute vie sur terre, elle-même rattachée à la mort de la planète - par embrasement ou engourdissement -, elle même liée au destin de notre Soleil; ceci amène au schéma général de l'extinction des étoiles, prenant d'abord la forme de de violents éclatements suivis de disparition dans des gouffres obscurs tels les trous noirs. Avec la cosmologie relativiste enfin, l'idée d'évolution, de métamorphose et d'extinction finale s'étend à l'univers tout entier; les modèles de "big bang" envisagent soit, dans un futur infiniment lointain, un engourdissement progressif de l'univers vers le zéro absolu, soit, dans un futur plus proche (cent milliards d'années) une conflagration finale symétrique du big bang - le big crunch. Or, tous ces thèmes avaient été envisagés par les rêveurs d'apocalypses.
Depuis toujours, l'embrasement sert de borne sur la route des âges. Venus de la planète entière, d'innombrables textes relatifs à la Conflagration ont été rassemblés, provenant aussi bien de l'antiquité biblique, orientale, grecque, et romaine, que des Mayas, Hindous, Sibériens, Chinois ou Scandinaves. Bornons-nous, comme ailleurs dans cette anthologie, à la pensée occidentale. La doctrine suivant laquelle le monde est périodiquement dévasté par des catastrophes - feu ou déluge - se trouve dans le Timée de Platon (que n'y trouve-t-on pas?). Dans les premiers âges du christianisme, c'est au Feu que revient le plus souvent la grande épreuve finale; ici les traditions antiques s'harmonisent avec les textes bibliques.
Composés entre le second et le troisième siècles de notre ère, les Oracles prophétiques sont fortement imprégnées de la lecture de l'Apocalypse. La Fin du Monde et La bataille des étoiles usent des images si fortes du Bûcher flamboyant, de la Nuit, de la mer en flammes, de la chute des cieux et des étoiles, et, tout au bout, la cendre et la Nuit. On y trouve aussi cette chose paradoxale selon laquelle la mort de l'Univers dans une flambée gigantesque est une perspective attirante; la raison en est que dans l'inconscient, le Feu ne détruit pas, mais purifie, transforme et renouvelle.
Les Oracles influencèrent les récits d'apocalypses jusqu'à la Renaissance. Du Bartas, poète mais aussi soldat, ne pouvait pas ne pas traiter ce thème de la fin du monde. Dans son Premier jour de la Sepmaine (1578), il reprend les images des Oracles, mais ce qu'il est important de remarquer, c'est que la cause de l'embrasement reste surnaturelle : c'est Dieu, et lui seul, qui décide de mettre un terme à l'univers qu'il a créé.
Un grand changement a lieu au XVIIe siècle. Les esprits cherchent à élargir le domaine de la causalité physique, à reculer les bornes de l'intervention surnaturelle. Le cosmos est en voie de mécanisation, composé uniquement des éléments connus par l'expérience terrestre. Grâce à Descartes, à ses soleils encroûtés, à ses tourbillons fous et ses chocs d'astres errants, l'idée que les corps célestes puissent mourir de mort naturelle prend consistance. Cyrano de Bergerac (Les Etats et Empires de la Lune, 1657) suit ses traces; grandiose est son panorama de l'embrasement progressif de l'univers; chaque soleil, dégorgeant son feu, enflamme de proche en proche les astres qui, à leur tour, s'enflamment.
Cyrano anticipe de quelques décennies une lignée de hardis théologiens anglais qui, à la fin du XVIIe siècle, s'efforcent de mettre sur pied une doctrine des grands bouleversements du monde conciliant l'Écriture et la nouvelle effervescence scientifique. L'initiateur est Thomas Burnet. Selon lui, il y a eu un Déluge qui a bouleversé la première Terre paradisiaque, dans les décombres de laquelle nous vivons. Il y aura de même un déluge de feu, par lequel le paradis primitif sera restauré. Chez son successeur immédiat, le cosmologue Whiston, le rôle de l'Ange exterminateur est, pour la première fois, dévolu à une créature qui n'a rien de surnaturel: la Comète. L'idée s'impose aussi que la Terre n'est pas seule dans l'Univers à connaître les suprêmes cataclysmes. Burnet les évoque sur les planètes-soeurs, et Whiston insiste : déluges, embrasements, sont des péripéties locales, multiples comme les mondes habitables.
Dans la première moitié du XVIIIe siècle, l'harmonieux équilibre de la Gravitation universelle ne rassure qu'un moment; selon Newton lui-même, l'univers-horloge a besoin d'être restauré de temps en temps par une intervention du Créateur. Les épreuves du Feu, du Gel (prônée par Buffon) ou de la Désagrégation terrestres sont élevées à l'échelle cosmique. Au déclin du XVIIIe siècle où l'on sent venir, avec la révolution française, la fin d'un monde, l'intérêt pour la fin du monde va croissant. En France, des cosmogonistes illuminés tels Delisle de Sales et Restif de la Bretonne, envisagent un retour périodique au Feu originel, suivi d'une création nouvelle. Mais à la suite de Buffon, l'autre éventualité, moins spectaculaire, celle d'une mort lente par le Gel, garde la faveur de l'astronomie officielle. Elle s'impose à toute une génération désenchantée, où l'on retrouve Mercier, Chênedollé, Fontanes (Essai sur l'Astronomie, 1789) et Grainville (Le Dernier homme, 1805)... Celui-ci décrit une Terre agonisante aux montagnes nues, aux arbres dégénérés sous un Soleil décadent. Le végétal régresse au minéral, les derniers hommes luttent contre l'envahissement du froid et de la stérilité. Le tableau est si saisissant qu'il sert de modèle à Louis Bouilhet , dans son poème peu connu mais fort beau des Fossiles (1854), et encore à Flammarion en 1894.
Les obsédés du froid, du gel, des ténèbres se rattachent à une rêverie plus primordiale, celle de la Ténèbre. Du Mexique à Babylone, les traditions s'accordent à parler d'une longue période de ténèbres qui semble, aux peuples consternés, devoir régner à jamais. Les Romantiques sont leurs dignes successeurs : ce sont les Amants de la Nuit, du Vide, du Zéro absolu, du Noir infini ... Le plus tourmenté d'entre eux, Gérard de Nerval, est hanté par l'extinction des Soleils et le refroidissement inexorable du monde. Dans son Christ aux Oliviers (Chimères, 1854 ), où il suit de très près un texte de Jean-Paul, il introduit la vision d'astres morts sous la neige éternelle. Fasciné par l'abîme sans fond (l'un des cauchemars les plus naturels de l'homme), il nous offre une description saisissante de la spirale tourbillonnante de matière, d'espace et de temps qui s'engouffre à tout jamais au fond du Rien. Un Rien que les astronomes d'aujoud'hui appellent "trou noir". Car il s'agit bien là d'une littérature de visionnaire (Nerval se suicida un an plus tard par pendaison). La notion scientifique de trou noir dévoreur de matière n'a fait son apparition que dans la seconde moitié de notre siècle. A la fin des années 1970, j'ai réalisé des simulations d'ordinateur pour calculer l'aspect d'un trou noir entouré d'un disque de gaz. Une image virtuelle de trou noir fut ainsi produite, et figure aujourd'hui dans les manuels d'astronomie. Or, nulle légende n'eût pû mieux convenir à cette image que les strophes de Nerval (que je ne connaissais pas à l'époque). On ne peut qu'être troublé par la façon dont l'intuition du poète a anticipé celle du scientifique.
L'expérience intime de Hugo diffère de celle de Nerval. Ce n'est pas un dépressif, mais un conquérant. Pourtant, son Enfer, ce sont encore les Soleils noirs, les Planètes perdues dans la Mer des Ténèbres. Hugo est le meilleur interprète du cauchemar de la Nuit cosmique. Sans se lasser, il évoque dans plusieurs textes ces mondes obscurs, qui ne peuvent être que des mondes punis, des "lazarets de l'infini". Epiphanies du Feu et triomphes du Noir se multiplient dans le monument épique qu'est la Légende des Siècles. Dans Inferi passent à l'aventure les mondes obscurs, "flottes noires du châtiment". Commencée en 1854, la Fin de Satan est restée inachevée. Dans ses notes, Hugo avait prévu un texte intitulé "Dans l'Infini - Chant des astres", mettant en scène un astronome, Argelander, et les étoiles Argol, Epsilon, Nu, Mira Coeli. La Fin de Satan est un grand drame de la lumière et des ténèbres; au début, il présente la victoire temporaire de l'Ombre: la mort d'un soleil, étouffé par 1'émanation de nuit qui sort de Satan. Tableau cosmique, où Hugo se remémore ce que la science lui a suggéré sur l'extinction des soleils, mais qui est beaucoup plus que cela: il joint à une précision concrète une vie mythique et une efficacité symbolique qui en font un monument d'une exceptionnelle beauté. Pareil à tout héros solaire mourant, l'astre se débat, et jamais Soleil n'a paru plus vivant que dans cette agonie. La vie palpite au centre, apparaît par les "trous du crâne", et rassemble ses forces pour un suprême éclat : un âpre jet de souffre. Trente ans plus tard, Edmont Haraucourt s'en souvient encore dans son Agonie du Soleil (L'Âme nue, 1885).
Autre géant du Romantisme, Leconte de Lisle. Chez lui, la Nuit n'est pas cauchemar mais Néant, et, envoûté par l'Inde et Schopenhauer, le Néant est symbole du Nirvana. La Terre et la matière étant immondes, son âme en vient à rêver d'un univers entier enseveli dans les ténèbres.
Dans Dernière vision (Poèmes barbares, 1862), la planète gît dans la grande Ombre où s'engloutissent progressivement le temps, l'espace, le nombre. Dans Solvet Seclum (du même recueil), la planète, arrachée de son orbite, volant à l'aveugle dans l'espace béant, finit par se broyer contre quelque autre monde obscur pour, peut-être, fertiliser d'autres sillons.
Un recueil plus tardif (Poèmes tragiques, 1884) nous montre la Terre couverte d'un linceul liquide. Dans la dialectique de la Vie et de la Mort, les deux mers oniriques - celle qui détruit, celle qui renouvelle - sont en effet associées à l'ombre, et parées du même nom : Mer des Ténèbres .
Mais la Mer linceul n'est pas toujours plongée dans les ténèbres : elle peut être éclairée par l'Astre rouge. Cet Astre rouge, qui donne son nom au poème, peut s'interpréter par les astrophysiciens modernes comme le Soleil en train de s'éteindre . Or, ce Soleil agonisant vient de bien plus loin: de l'angoisse primitive du crépuscule, quand l'humanité naïve croyait voir le Soleil perdre son sang vital et doutait de le voir reparaître.
A la suite de Leconte de Lisle, toute une pléiade de poètes, en France et ailleurs, ont exprimé la même aspiration, mais avec des nuances. Un de ses disciples les plus directs, Léon Dierx, consacre au thème du Nirvana un poème original (Les lèvres closes - Rêve de la mort, 1889), où la Mort est goûtée, savourée par une conscience demeurée éveillée. Plus loin, Dierx retrouve la fascination nervalienne pour le gouffre, dans un texte qui, là encore, évoque pour l'astrophysicien moderne le puits inexorable et mystérieux d'un trou noir paré d'un halo de lumière. Dans sa très belle "Chanson des étoiles" (1888), Jean Rameau songe aux astres noirs que nul oeil ne peut voir - cette matière sombre dont les astronomes ont aujourd'hui prouvé l'existence, et qui constitue pour le moins quatre-vingt dix pour cent de la masse cosmique.
Pour les amoureux de la Mer, le cauchemar, ce n'est pas la Terre envahie par la mer, c'est la sécheresse, la mer dévorée par la terre. Jean Richepin est assurément un fils des eaux (voir La Gloire de l'Eau). Son drame mythique La Mort de la Mer (1886) entrevoit pour la Terre une forme de pétrification impitoyable : au suaire des eaux, au linceul de la glace, se substitue la croûte de sel . En ce monde minéralisé, la pourriture d'où renaît la Vie n'est plus; le cadavre, aussitôt desséché, est encroûté par le Sel envahissant, la purification n'est pas suivie de renaissance .
Il semble donc que les périodes d'ennui et de désespoir soient hantées par la mort lente des mondes, tandis que les "fins de siècle" et les périodes de crise appellent l'embrasement, suivi de renaissance. Dans les vingt dernières années du XIXe siècle s'épanouit la poésie symboliste. Sous l'influence de cosmogonistes comme James Croll reparaît le mythe de la Grande pulsation, sous des formes nouvelles qui n'altèrent pas l'essentiel de la vision réconfortante : le choc des astres morts fait jaillir ce feu qui est la vie même, et recrée indéfiniment toute vie. Obsédé par la fragilité du monde, le jeune Laforgue hésite entre l'horreur du néant et l'attrait du repos. C'est d'une nostalgie maternelle que procède, chez ce poète de la Nébuleuse-Mère , le goût de la mort. La méditation suprême du Dernier Homme suscite un retour sur l'histoire merveilleuse de la planète, à partir de la mer primitive encore tiède. Laforgue (Marche funèbre pour la mort de la Terre, 1880) se retourne vers l'enfance du monde. Mais si c'était à recommencer, il refuserait. Sa terreur est justement que cela recommence. L'idée de la Renaissance des mondes, qui sert de consolation à d'autres, n'éveille en lui que dégoût et lassitude.
Marc Bonnefoy (Poèmes a travers l'Infini, 1894) cède à l'attrait de la Grande Pulsation, au mythe de l'Éternel Retour : tout corps céleste vit, meurt, revit tour à tour. De ses deux voyageurs cosmiques, l'un éprouve le frisson de la Mort Noire; l'autre, - son guide, Newton - réagit énergiquement en lui montrant la collision de deux Soleils noirs. Amenée de façon impressionnante, elle est pour le lecteur une parfaite déception: la flamme prodigieuse qu'il attendait ne brille pas. Au premier contact, les deux corps se sont vaporisés directement en nébuleuse. C'est au sein de celle-ci que mûriront lentement les embryons ignés. Le feu est, pour Bonnefoy, la vie même.
Le vingtième siècle voit l'avènement de la cosmologie relativiste. Dans les années 1930, le cosmologue-prêtre Georges Lemaître ressuscite le mythe de l'univers phénix, modélisé cette fois par les équations de la relativité générale. L'inventeur même de la théorie du big bang ne peut envisager que l'univers, après s'être dilaté puis recontracté, puisse s'achever définitivement en une apocalypse finale, le big crunch. Extrapolant quelque peu la théorie, il imagine une suite infinie de cycles d'expansion-contraction, chaque big crunch devenant le big-bang d'un univers régénéré.
Il y a un autre visage de la transfiguration lumineuse : l'évanouissement du monde dans un éclair qui est le masque du Rien. Auparavant, les vieux rêves dualistes n'attendaient de chacun des adversaires - Soleil noir contre Soleil lumineux - que d'être vaincu par l'autre, ou de se fondre avec lui dans le chaos d'une nouvelle création. L'ère atomique et la découverte de l'antimatière ont sonné le glas de cette conception vitaliste. L'équivalence masse-énergie fait désormais concevoir aux Terriens ce que peut être la disparition pure et simple. Je cite une page en prose de René Barjavel (Tarendol, 1945), écrite l'été d'Hiroshima pour exorciser le cauchemar atomique.
Au contraire des écrivains, les astronomes sont accoutumés à envisager d'ensemble le destin de l'Univers, à survoler de très haut le sort de notre globe. La disparition de l'espèce humaine n'est qu'une péripétie sans importance dans l'histoire cosmique. Les modèles d'évolution stellaire se sont développés à partir des années 1930, dès lors que la source d'énergie interne des étoiles - l'énergie nucléaire- était identifiée. Les nouvelles apocalypses célestes, imaginées par la science astrophysique et confirmées par l'observation, engendrent toujours morts et renaissances. A la fin de leur vie de lumière, les étoiles (massives) expulsent violemment leurs couches externes, tandis que leur centre s'effondre sur lui-même. C'est le phénomène de la supernova. Les débris gazeux de l'explosion ensemencent en "noyaux atomiques lourds" les espaces interstellaires, engendrant de proche en proche de nouvelles naissances stellaires qui accueillent en leur sein les ferments d'étoiles disparues. C'est cette belle image du bûcher fécond que retient Charles Dobzynski (Supernova, 1963). Quant au résidu central de la supernova, il enfante un cadavre stellaire - étoile à neutrons ou trou noir. Ces astres, sombres mais eux aussi promis, sous certaines conditions, à métamorphose et résurrection, ont inspiré Maurice Couquiaud (Trou noir, 1980) et André Verdet (Sphère non radieuse, 1984).